par Patricia JOLLY
Dans la nuit du 3 au 4 octobre, l’ouragan Matthew dévastait le sud de l’île, faisant près de 600 morts. Les trombes d’eau salée ont réduit à néant près de 90 % des terres cultivables ; 1,4 million de personnes ont besoin d’une assistance alimentaire
HAITI – Des gens font la queue pour recevoir de la nourriture
C’est un fétu de peau et d’os emmailloté de jaune. Sur sa minuscule poitrine haletante, une infirmière du service pédiatrique de l’hôpital départemental de Jérémie, en Haïti, promène un stéthoscope. Mylove Jean n’avait que 2 mois quand l’ouragan Matthew a dévasté les départements du sud de l’île dans la nuit du 3 au 4 octobre, faisant près de 600 morts.
La petite a survécu jusqu’ici, mais, depuis la tempête, tout va de mal en pis pour elle et les siens. Son père est mort du choléra trois semaines après le passage du cyclone tropical et, comme la moitié de la quinzaine de tout jeunes patients alités autour d’elle, elle souffre de malnutrition aiguë. Sa mère, Micheline Baptiste, l’a amenée il y a huit jours, à moto-taxi, depuis la commune de Marfranc. Une heure trente de pistes défoncées moyennant 225 gourdes (3,20 euros) – le double du tarif habituel – que des voisins lui ont avancées…
Matthew semble avoir stoppé net la croissance de Mylove Jean. Avec le département du Sud, celui de Grande-Anse où se trouve l’hôpital était considéré comme le grenier alimentaire du pays, mais les trombes d’eau salée charriées par l’ouragan ont réduit à néant près de 90 % des terres cultivables, selon les Nations unies (ONU), tout comme la récolte qui devait avoir lieu ces jours-ci et les réserves de fruits et légumes.
Les pertes dans le secteur agricole sont estimées à 580 millions de dollars (550 millions d’euros) ; 1,4 million de personnes ont besoin d’une assistance alimentaire.
Du pain sec pour des estomacs vides
Durant la semaine qui a suivi Matthew, la population a glané ce qui était tombé des arbres et s’est nourrie du bétail mort. Depuis, elle est au régime sec. Oranges, pamplemousses, ignames, bananes, malangas… Tout est importé de Port-au-Prince et les prix ont quadruplé.
Par ailleurs, faute d’une coordination efficace entre les ONG et la Direction de la protection civile haïtienne, supposée piloter les opérations, la plupart des distributions alimentaires sont restées circonscrites aux environs de Jérémie alors que le département compte onze autres communes.
Les 460 000 habitants de Grande-Anse ne pourront pas compter non plus sur la récolte du printemps 2017 : la plupart des terrains sont envahis de gigantesques arbres déracinés, et les semences distribuées par les ONG finissent souvent dans les estomacs las d’être vides.
Micheline Baptiste tente de continuer à allaiter sa fille, mais le bébé ne tète que son angoisse. La mère ignore sa propre date de naissance. Elle sait seulement que Mylove Jean est la dernière de dix enfants qu’elle ne peut plus nourrir. Elle tente vainement d’administrer un remède à la petite qui se débat. Excédée et contrite, Micheline Baptiste balbutie qu’il est « difficile » de veiller cette enfant malade.
70 % des maisons détruites
Après la mort de son mari, ses beaux-parents ont recueilli cinq de ses autres enfants – « ceux qui sont en bonne santé et qui peuvent travailler », précise-t-elle. L’ouragan a emporté sa maison, comme 70 % des logis du département. Les ruines en ont été pillées. Les vêtements que sa fille et elle portent leur ont été donnés.
Micheline Baptiste passe les nuits par terre à même le carrelage de l’hôpital, près du lit de sa fille. Elle y a découvert que, jusque dans l’infortune, il existe une hiérarchie. Les autres parents à peine mieux lotis qu’elle et le personnel médical la prennent de haut parce qu’elle n’a pas de drap pour le lit de Mylove Jean.
L’hôpital n’en dispose pas et ne fournit ni repas ni médicaments. Malgré les circonstances, l’Etat n’a pas décrété la gratuité des soins qui demeurent à la charge de ces familles indigentes. Il s’en remet au travail des ONG qui viennent en appui de la Direction de la protection civile haïtienne, débordée.
Ainsi, depuis début novembre, six équipes médicales mobiles, recrutées localement par Médecins du monde France, sillonnent le département six jours sur sept pour dispenser des soins de base. A Julie, section de la commune de Chambellan, dans la vallée de la rivière de la Grande-Anse, une centaine de patients sont venus de hameaux situés en amont pour la consultation. L’avant-veille, un « crieur » armé d’un mégaphone les a avertis. Une église protestante en construction fait office de salle d’attente.
Les pluies diluviennes qui se sont abattues sur Grande-Anse trois semaines après le passage de Matthew ont fait la part belle au paludisme. Hommes, femmes, enfants tendent tour à tour leur index à une infirmière qui prélève une goutte de sang pour un dépistage. Rien à signaler aujourd’hui.
Dépistage nutritionnel
Le docteur Felix Anderson, médecin généraliste, examine les adultes dans une maisonnette adjacente délabrée. Au sous-sol, dans l’appartement du pasteur, l’infirmière Guirlande Guerrier assure la consultation pédiatrique : 37 enfants au total. Toutes les données médicales sont répertoriées sur des fiches conservées par l’équipe qui reviendra dans quinze jours, et une infirmière distribue à chacun son traitement gratuit dans de petits sachets.
Les enfants de moins de 5 ans font systématiquement l’objet d’un dépistage nutritionnel. Mesure du périmètre brachial, examen du rapport poids-taille, vérification de la présence d’œdèmes sur les membres, le ventre ou le visage… Les soignants traquent les cas de malnutrition modérée. Rien de suspect ici, on remballe donc les sachets d’une pâte d’arachide efficace pour enrayer la pathologie.
La promiscuité qu’a imposée l’ouragan, confinant la population dans des abris collectifs de fortune, a fait son lot de dégâts. Diarrhées aiguës, leptospirose qui provoque de l’insuffisance rénale, parasitoses intestinales, gale, teignes, infections gynécologiques ou urinaires, recrudescence de cas d’hypertension artérielle due au stress…
« Au tout début, on avait une cinquantaine de patients mais les gens sont si affaiblis et inquiets que leur nombre a presque triplé en cinq semaines, constate Andréa Marcellus, une des infirmières. On n’arrive pas à les voir tous. »
Dans ces circonstances, le choléra – introduit en Haïti en octobre 2010 par des casques bleus népalais de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti – est un adversaire encore plus redoutable. Avant l’ouragan, on estimait que la maladie avait tué près de 10 000 Haïtiens et qu’elle en avait infecté près de 800 000. Les conditions sanitaires dans lesquelles Matthew a laissé les départements du sud de l’île ont provoqué de nouvelles flambées.
Sept cliniques mobiles
A la hâte, entre le 8 et le 16 novembre, 800 000 personnes ont été vaccinées. Une campagne pilotée par l’Organisation mondiale de la santé avec le ministère haïtien de la santé qui fait débat. Un groupe de médecins haïtiens et d’experts internationaux craint en effet que cette mesure qu’ils estiment plus médiatique qu’efficace n’incite la population à se croire protégée à vie, et qu’elle néglige les règles élémentaires d’hygiène.
Par ailleurs, les personnes vaccinées n’ont reçu qu’une dose simple ce qui – selon les études – ne prémunit qu’à 40 % sur une période de six mois. Le vaccin est également inefficace sur les enfants de moins de 5 ans.
Pour circonscrire l’épidémie, Médecins du monde a donc redoublé d’efforts en déployant sept cliniques mobiles. A bord de chaque véhicule tout-terrain, trois infirmières, une animatrice et un chauffeur. Les équipes accèdent à pied, parfois au prix de plusieurs heures de marche, dans les hameaux les plus reculés et plantent leurs tentes pour soigner sur place les patients intransportables.
Au-delà des soins, il faut sensibiliser sans relâche la population et assurer la décontamination des lieux envahis par la bactérie. Ce jour-là, à Fond-Bayard, sur la commune des Roseaux, six patients, dont trois sexagénaires et deux enfants de 4 et 5 ans, ont dû être admis au centre de traitement du choléra (CTC) de l’hôpital de Jérémie.
La faute à la source Nanfigue, voisine, qui alimentait pourtant le hameau depuis des décennies. L’autre point d’eau le plus proche se trouve à deux heures de marche et plusieurs centaines de mètres de dénivelé aller-retour. Par 30 degrés, c’est bien trop loin.
Juliette Pétion, l’animatrice-décontaminatrice, rappelle les mesures d’hygiène à respecter pour se garder du choléra : se laver les mains, boire de l’eau bouillie ou traitée aux tablettes purifiantes et la conserver sous un couvercle, considérer l’eau de Javel comme un produit de première nécessité…
En bottes et tablier en caoutchouc, masque sur le visage, cette Haïtienne au verbe truculent pulvérise une solution chlorée de décontamination sur la simple chape de béton ou la terre battue qui sert de sol à leurs minuscules logis souvent dépourvus de mobilier. « Ou on vous traite vite, ou vous mourrez vite », dit-elle aux habitants. Selon la technique du « cordon sanitaire », les maisons voisines les plus proches sont elles aussi traitées. « Les effets durent une semaine, dit Adeline Marcellus, une des infirmières. Mais sans l’hygiène de base, la décontamination est inutile. »
Après la tournée, l’équipe repasse par le CTC de Jérémie pour rassurer les malades de Fond-Bayard ; leur dire que leur maison a été traitée et que leurs proches ont reçu un traitement antibiotique. L’infatigable Juliette Pétion improvise un nouveau numéro de sensibilisation pour les visiteurs des patients. « Vous faire ce qu’on vous dit, sinon zippés », conclut-elle dans un rire, feignant de remonter la fermeture d’un sac mortuaire imaginaire. Dissimulé par un muret, le cimetière aux couleurs vives se trouve à 30 mètres en contrebas, juste avant la mer.
Patricia JOLLY
Source : http://www.lemonde.fr/