ÊTRE NOIR EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

TÉMOIGNAGE

Une mise en regard socio-psychologique d’un observateur étranger

Massacre des Haïtiens en République Dominicaine  ordonné par le  dictateur Trujillo en 1937

Massacre des Haïtiens en République Dominicaine ordonné par le dictateur Trujillo en 1937

La République dominicaine est l’un des rares pays au monde à mentionner sur la carte d’identité (cédula) de ses ressortissants leur couleur de peau. Et ce par une lettre : un « B » pour les Blancs, un « N » pour les Noirs et un « I » pour les métis. Officiellement, il y a 75 % de métis, 23 % de Noirs et 2 % de Blancs. Cette recherche de classification se retrouve souvent, comme par exemple sur cette facture d’un hôtel de Santiago :

Les Dominicains sont un peuple torturé. Je l’ignorais avant de partir. Je ne savais pas qu’on pouvait être aussi complexé sous des abords aussi légers. Il faut gratter un peu pour connaître la vraie République dominicaine. Qu’est-ce qui m’a fait arriver là-bas ? dans cette île, séparée en deux, avec deux peuples qui se haïssent, qui ont connu l’esclavage et qui en sont issus. J’avais l’impression que ces Dominicains expiaient tous d’une manière ou d’une autre les souffrances de leurs ancêtres. Je pensais aller là-bas pour découvrir ce à quoi pouvait ressembler une si belle entente entre les hommes. J’étais partie à la rencontre d’une minorité sympathique dans un pays insouciant, j’ai rencontré un peuple au bord de la névrose dans une ambiance d’apartheid.

 J’ai beaucoup travaillé pour essayer de comprendre le fond de l’âme dominicaine. Ce qui suit est le résultat de mes tâtonnements dans ce domaine.

Des apparences trompeuses

Les premiers entretiens, qui s’apparentaient plutôt à des séances de conversations pour étranger qu’à des entretiens car je ne parlais pas encore bien espagnol, confirmaient la bonne réputation du pays : « Nous, on ne fait pas de différence entre les gens selon la couleur de leur peau », m’ont dit un couple de riches Dominicains blancs (les seuls !) qui, curieux de savoir ce que je faisais là, m’ont interpellée dans la rue. Même chose pour Rosanna, 19 ans, secrétaire à la chambre de commerce franco-dominicain et métis claire, elle : « Moi, je n’ai pas de préférence quant à la couleur de peau dans mes relations sociales. Je traite tout le monde pareil. Comme tout le monde ici, d’ailleurs. Nous les Dominicains pensons que la couleur de peau ne qualifie pas la personne. Il n’y a pas de racisme parce que la culture dominicaine provient d’un mélange de trois cultures, de trois races ». Le père de Tito, lui, affirmait qu’ « ici, il n’y a plus de racisme ». Et il poursuivait : « Je n’aime pas trop les Noirs, enfin les Haïtiens ». Est-ce à dire qu’il y avait du racisme « avant » ? Et quid des Haïtiens ? C’était déjà plus étrange, et il était d’autant plus difficile à comprendre qu’il n’avait plus de dents.

Pour Xiomara, 25 ans, secrétaire au siège d’un syndicat de transporteurs routiers à Jimaní, « Le seul problème, c’est Haïti. Mais je ne dirais pas pour autant qu’il y a du racisme, car les structures sociales d’avant ont disparu. Il y a très peu de racisme, à part chez les plus riches. Mais ils sont isolés ». Cette affirmation revenait souvent : seuls les riches sont racistes… qu’en penser ?

 Autre phénomène étrange : à la question « de quelle couleur êtes-vous ? », 95 % de mes interlocuteurs (tous métis ou noirs) se décrivaient comme « indio ». « Indio » est un terme qui signifie « indien » et qui fait allusion aux Taïnos et aux Indiens des Caraïbes en général… qui ont tous été exterminés. Ce qui explique le mystérieux « I » sur les cartes d’identité. Mais pourquoi cette étrange appellation ?

Et puis un jour, j’ai poussé à tout hasard la porte de la chambre de commerce franco-dominicaine à Saint-Domingue. Je suis tombée sur Génésis, une Franco-dominicaine qui travaillait là depuis plusieurs mois et qui connaissait bien la France comme la République dominicaine. Elle avait presque mon âge et parlait français : une source en or ! A ma question : « y-a-t-il du racisme en République dominicaine ? », sa réponse fut sans appel : « On t’a vraiment dit qu’il n’y a pas de racisme en République dominicaine ? C’est complètement faux. Pour certaines choses, en effet, les Dominicains sont plus ouverts que les Français. Bon. Mais sinon, ils sont très racistes ! Si tu es étranger, tu fais ce que tu veux, mais les Dominicains entre eux louchent sur la couleur de la peau. Il y a des boîtes où on ne te laisse pas entrer si tu n’es pas blanc. Même moi, j’ai eu des problèmes avec ça. J’ai du montrer ma carte d’identité française pour entrer ! C’est toujours mieux d’être blanc. Et il n’y a pas que la couleur de peau qui compte, il y a aussi l’argent que tu as ! Il y a certains endroits où on te regarde de travers si tu n’as pas la voiture de l’année. Les gens sont très matérialistes. Tout tient à l’apparence. Ce sont de bonnes bases pour le racisme ! ».

Le voile de conformisme que tous revêtaient jusque-là commençait à tomber, mais tout n’était pas encore très clair dans ma tête. Je sentais que je touchais à un sujet sensible, et beaucoup plus complexe que prévu.

J’ai poursuivi quelque temps ce qui commençait à ressembler à une véritable enquête. Les réponses continuaient d’être évasives, mais ma perception de leur sens caché s’affinait à mesure que mon niveau d’espagnol progressait. J’ai senti que j’approchais du but le jour où Pablo, le cousin de Tito, m’a mise en contact avec Elvis, prof d’histoire dans le secondaire à Villa Jaragua. Il m’a affirmé qu’« en République dominicaine, il y a toujours eu du racisme. C’est le pays le plus raciste au monde. Et c’est aussi le pays le plus métis au monde ». Mais il ne m’a pas donné plus d’explications.

C’est Pablo Santana Baez, le psychologue rencontré au siège de World Vision à Jimaní, ainsi que ses collègues Adela Matos et Miguel Hebron, qui a rendu soudain clairs les propos de Génésis. Voilà leur explication : « être Noir en République dominicaine, c’est d’abord un problème. Les métis, ceux qui ont du sang blanc (c’est-à-dire espagnol ou européen) et du sang noir (c’est-à-dire africain), ne se considèrent pas comme Noirs, ni comme métis, mais comme Blancs. Si tu leur demandes quelle est leur couleur de peau, ils te répondront « indio », avec les variantes; « indio clair, indio foncé »… Sache qu’un « indio foncé », en général, c’est un Noir. Mais ne t’avise pas de lui dire qu’il est noir, il le prendrait mal. Le mot « negro » [traduction de « noir » en espagnol], ici, ne désigne que les Haïtiens. Pour les Dominicains, c’est une insulte. Pour désigner la couleur de peau noire, c’est plutôt le terme « moreno » qui va être employé, si on veut être compréhensible. Mais jamais « negro », même si c’est le terme exact. Le Dominicain a très peu de sang indien, en général il est moitié d’origine espagnole, moitié d’origine africaine. L’apport génétique des Indiens dans la société dominicaine actuelle a donc été très faible. Bon, c’est vrai que le pourcentage varie selon les gens. Mais dire de quelqu’un qu’il est un « indio » est une aberration. Les Indiens de l’île sont un peuple disparu, un mirage, un fantasme pour les Dominicains actuels. »

Pourtant, tout le monde continue de se forger de toutes pièces une identité usurpée, ceci afin d’éviter d’assumer la couleur de peau noire et surtout les origines africaines.

Le diktat blanc

Si les Dominicains rejettent cet aspect noir, alors même qu’il est partie intégrante de leur identité, c’est parce qu’il a une connotation très négative. En effet, pour tout le monde, le modèle, c’est le blanc. Le Blanc. Le blanc de peau qu’on ne croise que très rarement en République dominicaine, mais qui tient pourtant les rênes du pays : le pouvoir politique, économique, religieux et militaire est aujourd’hui presque exclusivement entre les mains de Blancs.

Le blanc est exagérément valorisé, il symbolise à lui seul la richesse, la réussite, et la beauté.  Aux yeux de la plupart des Dominicains, ce qui est blanc est bon, positif et généralement, « meilleur ». Ils font preuve d’une xénophilie sans égal, excessive, à l’égard des Blancs et des « clairs ». Pour le noir, c’est le contraire. Comme me l’expliquait une des rares Dominicaines à ne pas adhérer à la schizophrénie ambiante : « ce n’est pas parce qu’une infime partie de la population est blanche qu’elle ne peut pas contrôler le pays et se sentir supérieure aux autres. Les autres, les métis justement, ne voient que leur côté blanc. Ils ne veulent pas entendre parler de leur sang noir. C’est comme un tabou, le fait d’être noir. Très peu de gens en sont fiers. On a hérité des schémas mentaux de l’esclavage. Ils sont présents chez tout le monde ».

  En témoigne cette affiche repérée dans les bureaux du MUDHA à Saint-Domingue :

Ces expressions sont réellement utilisées dans la vie courante. «  C’est impossible de s’assumer en tant que noir quand on t’apprend ce genre de choses », a résumé une employée du MUDHA en me montrant cette affiche. Et le tabou du Noir est tellement fort que dans le guide publié par l’office de tourisme dominicain, on trouve pleins d’informations sur les Taïnos, sur Christophe Colomb… mais rien, absolument rien, sur la partie esclavage de l’histoire dominicaine. Impossible de comprendre, pour le lecteur, pourquoi les Dominicains sont si foncés.

Comment comprendre un tel comportement ? Cela c’est éclairci au cours des entretiens, et ce car j’ai eu la chance de tomber, souvent par hasard, sur plusieurs personnes qui travaillaient sur la question. Ou qui avaient une honnêteté et un niveau d’instruction suffisants pour me donner une réponse objective. De plus, ces gens ont tous fait beaucoup d’efforts pour me répondre. C’étaient les entretiens les plus intéressants et les plus fournis. Il s’agit vraiment de chance car sur les 33 témoignages recueillis, seuls une poignée m’ont permis de comprendre le fond de la question, tous les autres étant évasifs ou se perdant en généralités.

Voici donc une synthèse de leurs explications, que j’ai organisées sous forme de questions/réponses. Y sont repris Francisco Rafael Guzman, professeur de sociologie à la UASD (une université de Saint-Domingue), Rocio et Tati Perez, sa mère, toutes deux professeurs de lettres à Neiba, Brigido Trinidad, biologiste à Villa Jaragua, Rafael Almanzar, personnalité artistique et religieuse (vaudou) de la ville de Santiago, Américo « Catuxo » Badillo Vega, directeur de la branche éducation du centre Oné Respé à Santiago, Jorge Puello, professeur de danse dans un bateye près de Saint-Domingue, Ana Maria (j’ai oublié de noter son nom de famille), directrice des activités sportives au même endroit, et Rafael Lluberes, directeur du centre Colibri et d’UJEDO, organisme oeuvrant en matière de santé, d’éducation, de culture et d’environnement, dans ce même bateye, et Sirana, cadre au MUDHA1 à Saint-Domingue (dont je n’ai cette fois pas compris le nom)

Pouvez-vous me parler du racisme ?

Eh bien le racisme, c’est une forme de relation entre les personnes qui prend très fortement en compte le phénotype et/ou la culture. C’est un phénomène parfois réel, parfois imaginaire. En République dominicaine, il est réel, et très fort. Il se présente sous forme d’antihaïtianisme. C’est un racisme physique qui prend comme prétexte un racisme politique.
Nous allons commencer par un exemple. Tu as remarqué que les gens non blancs font beaucoup d’efforts pour paraître blanc (cheveux, peau, mariages) ? c’est plus qu’une question de mode. Ici, des « bons » cheveux [pelo bueno], ce sont des cheveux raides, clairs de préférence. Une blanche avec des cheveux lisses est considérée d’emblée comme une belle femme. Si elle se fait friser les cheveux, on va la prendre pour une folle, mais elle continuera d’être blanche. Les « mauvais cheveux » [pelo malo], en revanche, ce sont les cheveux crépus et noirs, les plus répandus dans ce pays. Si une métisse aux cheveux crépus s’aventure à ne pas défriser ses cheveux, elle sera considérée comme une rebelle, quelqu’un qui défie l’ordre social et qui devra assumer son acte. Une des femmes de notre échantillon [lors d’une étude de Catuxo] qui avait tenté l’expérience nous a conté : ‘un homme m’a vue arriver et m’a dit : ‘on dirait que tu n’as pas de mari… tu vas voir les coups qu’il va te donner !’’. Socialement parlant, la texture du cheveu fait vraiment la différence. Le fait de défriser des cheveux crépus revient à les dissimuler pour « ne pas être noire », ou l’être moins, ou pour faire comprendre qu’on ne veut pas l’être. Il y a une volonté de prendre de la distance avec ce qu’on est. Les non-blancs acceptent donc de se reconnaître dans la négation. C’est typiquement une attitude de soumission, en l’occurrence à l’ordre social dominant. En effet, les gens considérés comme noirs n’ont jamais été que méprisés, rejetés, exclus, dépréciés dans la société dominicaine. Accepter d’être noir, c’est reconnaître qu’on est inférieur. Alors qui veut être noir ?

Autre exemple, quand un enfant naît plus foncé que ses parents, il y a un très fort désenchantement, surtout si c’est une fille. Beaucoup de parents interdisent à leurs enfants, et notamment aux filles, de fréquenter des gens plus noirs qu’eux. On parle d’ « améliorer de la race » [mejorar la raza], quand il s’agit de se marier : il faut se marier avec plus clair que soi.

Il existe donc ce racisme d’autocensure, aliénant, dont la population a largement intériorisé les stéréotypes.

D’où vient un tel phénomène ?

Toute société esclavagiste a été raciste. A partir du moment où des Noirs africains ont été déportés ici et où l’esclavage est apparu sur l’île, le racisme a été institutionnalisé et utilisé pour justifier leur discrimination. Et puis la guerre d’indépendance a été menée non pas contre le gouvernement d’Haïti, mais contre « les Noirs », le peuple noir. On avait une situation de lutte sociale binaire dont les schémas sont restés vivaces. Encore aujourd’hui, dans les manuels scolaires dominicains, il y a seulement un chapitre sur la composition de la société et les Noirs sont toujours abordés d’un point de vue négatif. Cela donne lieu à une confusion entre nature et condition : entre être esclave et devenir esclave.

Au temps de la colonisation, ils occupaient la place la plus basse. Leur mélange avec les Blancs s’est fait de manière forcée. Mais il n’a pas été complet. Tout en haut de l’échelle sociale, les Blancs sont restés entre eux. Ce qui explique la situation actuelle: les très riches sont tous des Blancs. Ils veulent rester une junte homogène. Il y a bien des leaders noirs, mais ils n’arrivent pas à crever le plafond de verre pour accéder à ce niveau social.

Et le racisme est une arme politique très forte. Il l’a surtout été sous Trujillo, le « généralissime »…

Trujillo était un dictateur au pouvoir en République dominicaine entre 1930 et 1961. Il est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire. C’était un despote total, les Dominicains vivaient dans la terreur avec lui et il les a beaucoup influencés. Il a mis en place un véritable racisme d’Etat. Pour lui, Haïti était l’ennemi de toujours, la menace qui planait au-dessus de l’identité dominicaine. Il était d’origine haïtienne, mais mettait des crèmes blanchissantes pour que cela ne se voie pas. Les stéréotypes racistes étaient très présents dans l’idéologie dictatoriale, et ont inondé la société dominicaine. Ils sont toujours très prégnants aujourd’hui. Ces stéréotypes n’étaient pas seulement dirigés contre les Haïtiens, mais aussi contre les Dominicains. Ils visaient à reformuler les notions du nationalisme dominicain en en faisant un bastion à protéger des envahisseurs haïtiens, assimilés aux noirs en général. Dans la pratique, on en est venu à rechercher l’unité nationale à travers la négation du noir. Aujourd’hui, on parle encore d’une « invasion pacifique » haïtienne. Mais que serait notre économie sans cette « invasion » ! Il y a eu un avant et un après Trujillo. Avant Trujillo, la ligne de conduite par rapport à Haïti, c’était le nationalisme. Après, c’était le racisme pur et simple.

Les Haïtiens étaient nombreux dans notre pays avant son arrivée, au point que la gourde circulait dans certaines régions. Les trujillistes ont commencé par revisiter l’histoire dominicaine. Les manuels scolaires ont été falsifiés pour présenter Haïti comme un ennemi dangereux. Puis le vaudou a été interdit et ses pratiquants, pourchassés. Il y a même eu des lois favorisant l’immigration européenne aux dépens de l’immigration africaine, alors qu’aucun Africain n’émigrait en République dominicaine. En 1937, Trujillo a lancé une grande chasse à l’homme et fait massacrer plusieurs milliers de Noirs à la frontière, près du fleuve Massacre, qu’on appelle ainsi depuis cette époque parce qu’il a coulé rouge. Juste parce qu’ils étaient noirs et qu’il considérait qu’il y en avait trop. Ils n’étaient d’ailleurs pas forcément haïtiens ! Il a voulu faire passer ça pour des incidents frontaliers et a donné 2 pesos [moins de 10 centimes d’euro] par personne tuée au gouvernement haïtien pour se « racheter », mais la communauté internationale l’a accusé. Il a fini par être assassiné par ses proches en 1965. Puis Balaguer a pris le relais jusqu’à récemment… il y aurait plus d’humanité dans ce pays aujourd’hui sans eux…

La définition d’un « nous » et d’un « eux » est d’une grande utilité en politique. La difficulté à se définir a toujours été présente chez les Dominicains et Trujillo s’en est servi. Peu après l’invasion américaine (1916-1924), Trujillo s’est retrouvé face à une crise économique et sociale. La grande question, pour le peuple, c’était : qui suis-je ? Et quel projet politique adopter ? il y a eu un conflit entre les différentes classes : les conservateurs, les radicaux, etc. Chacune se construisait en reniant quelque chose. Ç’a aussi été l’apogée de l’influence européenne. Les théories racistes se sont donc présentées comme une campagne éducative du nouveau « projet politique ». Peu de groupes se sont revendiqués en tant que Noirs, car être noir était plutôt une raison de s’inquiéter. Et puis les noirs ne s’identifiaient pas comme tels parce qu’ils étaient assimilés, alors, à des Haïtiens. Sauf quelques intellectuels en très petit nombre. Ils s’inspiraient du mouvement de la négritude qui se développait ailleurs. Il ne s’agissait pas d’un mouvement interne, ni d’une révolte populaire.

C’est aussi une question d’ignorance. Le Dominicain d’aujourd’hui ne sait pas d’où il vient. S’il fait des recherches sur ses racines, il n’aura que des informations vagues car on coupait les liens des esclaves d’avec leur terre natale en les faisant venir ici. Ce qui engendre souvent la sensation de ne pas avoir conscience de ce qu’on est.

Qu’est-ce qu’être noir en République dominicaine  ?

En fait, c’est ce que la société définit comme noir. Pour les Américains, les Portoricains sont noirs. Pour les Portoricains, les Dominicains sont noirs. Pour les Dominicains, les Haïtiens sont noirs et officiellement, « il n’y a pas de Dominicains noirs ». Nous nions ce que nous sommes à cause de facteurs économiques (les Noirs, ce sont les plus pauvres) et historiques (les Noirs renvoient à l’héritage colonial). Etre noir en République dominicaine, c’est un tabou depuis longtemps. Ce n’est pas un état, mais une situation conditionnée par quelque chose. Etre noir ici ne fait pas référence à une identité forte, le racisme empêchant son affirmation. Il y a un fossé entre les Noirs latino-américains et les Noirs d’Afrique, car le bagage laissé par l’esclavage, bien que souterrain, reste très vif. Sur leur carte d’identité, les Dominicains noirs insistent pour avoir leur « I » de Indio. On voit très rarement des « N ». C’est une manière de nier leur couleur ou leurs origines noirs. Cette automutilation, cet auto dénigrement engendre bien sûr de la souffrance dont le racisme est parfois lui-même l’expression. D’ailleurs on peut parler d’aliénation. Certains en souffrent avec tant de force que ça peut les paralyser physiquement.

La logique de subordination que subissent les noirs s’exprime surtout sous la forme de discrimination sociale. Si on est « seulement » noir, ça devient difficile d’identifier « les autres », qui sont seulement « non-blancs ». C’est plus facile de faire la différence entre pauvres et riches qu’entre noirs et blancs. Le pire, c’est quand les « tares », s’accumulent, par exemple quand on est noir, pauvre, haïtien, femme, et vieille…

D’ailleurs les Haïtiens sont rejetés parce que noirs et pauvres. Il se produit une triple discrimination avec eux: sociale (le Noir est pauvre), ethnique (le Noir est haïtien), et racial (l’apparence physique est confondue avec des traits de caractère). A titre de comparaison, les Dominicains émigrés à Porto Rico sont souvent bien intégrés, bien qu’ils soient plus pauvres et plus foncés. Ici, on fait un amalgame entre noir et haïtien. Le racisme anti-noir s’est converti en anti-haïtianisme. Le noir, c’est l’autre, c’est celui qui vient de Haïti, c’est l’inverse du blanc. Un Noir est un Haïtien et un Haïtien est noir. Dans les schémas mentaux dominicains, on n’accepte pas l’identité à entrées multiples. Donc le Dominicain est blanc, le Haïtien est noir, point.

On imagine que tous les Haïtiens sont noirs. Ce n’est pourtant pas le cas, il y a aussi des Haïtiens blancs et métis. La religion renforce les préjugés : les Dominicains croient que les Haïtiens pratiquent tous le vaudou et que c’est leur seule religion. Mais il est tout à fait possible, dans toute l’île, d’être catholique et de pratiquer le vaudou, voire de mélanger les deux : cela s’appelle la santeria. L’un n’exclut pas l’autre. Mais l’idée, à travers ces stéréotypes, c’est de se différencier d’eux : eux, les Haïtiens noirs, africains, païens, barbares, et nous les Dominicains blancs et chrétiens, les fils de Dieu…

Cela dit, la situation est peut-être en train de changer : les personnes qui se revendiquent comme noires, en faisant référence à l’identité caraïbe, sont de plus en plus nombreuses. Il y a un peu d’intérêt pour une « culture noire », d’autant plus que nous avons de plus en plus accès aux informations sur l’Afrique. Des groupes comme le « Black power » naissent en version dominicaine, il existe par exemple une Maison de l’identité de la femme noire à Saint-Domingue. Là-bas ils travaillent sur l’art, la musique, la danse… ils explorent l’identité caraïbe en se basant sur le travail culturel cubain, qui est très développé. Mais ces femmes sont peu soutenues par le gouvernement.

Parlez-moi des Haïtiens

Et la République dominicaine est déjà un pays pauvre en soi. L’immigration haïtienne, qui est intense et réelle, est perçue comme une tendance à l’appauvrissement, une pression vers le bas dans un pays où il est déjà difficile de s’en sortir. La vie quotidienne des Haïtiens tient de la survie. C’est un peuple qui vit au jour le jour, qui ne voit que le lendemain, sans savoir s’il sera encore là le surlendemain. Alors, les Haïtiens ne voient rien à long terme: ils ont vite manqué de terres, alors ils ont coupé la quasi-totalité des arbres du pays. Maintenant, il ne reste plus rien. Les déchets, même polluants, sont jetés n’importe où. Rien n’est organisé pour une quelconque forme de durabilité. De cette manière, le pays se dégrade très vite. L’écosystème haïtien est ruiné. Il n’y a presque plus aucune ressource naturelle: ni bois, ni gibier, ni eau potable… Il reste la pêche. De quoi vit Haïti, alors ? Essentiellement de la drogue et des divers trafics (d’armes et d’objets de contrebande surtout), ce qui est une constante dans l’île vu sa position géographique, ainsi que de maigres transferts d’argent.

Les Haïtiens riches, eux,  font partie d’une classe économique et politique très puissante dans leur pays. Ils ont depuis longtemps l’appui, et même la complicité, du gouvernement dominicain. Même sous Aristide c’était comme ça ! Il n’y a pas d’exigence particulière du gouvernement dominicain envers Haïti, et dans l’autre sens c’est l’inertie complète.

En tous cas ces deux couches de population n’ont pas de solidarité l’une envers l’autre. Elles s’ignorent. Les Haïtiens riches n’ont aucune relation suivie avec les immigrants pauvres.

Enfin, ils ont tous une culture, une langue, et une histoire différentes de la nôtre. Il ne faut pas voir Haïti que comme un pays pauvre et démuni. C’est un pays à l’expression artistique très riche, peut-être même plus riche qu’ici… Haïti avait des idées fermes, déjà très avancées, lors de l’Indépendance. Ils ont gagné une victoire contre un Empire. Ils avaient un idéal de liberté très fort. Mais ils manquaient de structures politiques. Haïti est un pays qui n’a jamais connu la stabilité depuis l’Indépendance. Et les relations entre Haïti et la République dominicaine ont toujours été tendues. Mais il faut que nous apprenions à cohabiter avec eux, parce que nous partageons une île. Non pas parce que nous l’avons voulu, mais parce que deux puissances étrangères l’ont voulu.

Le problème, c’est l’écart de richesse entre les deux pays, dont le gouvernement dominicain abuse complètement. Il n’a pas de ligne politique cohérente. D’un côté, nous embauchons des journaliers haïtiens pour faire le boulot que nous refusons de faire nous-mêmes. Leurs conditions de travail sont une forme d’esclavage actuelle, il n’y a qu’à voir leur salaire… De l’autre, nous les rejetons et les déportons quand ils sont trop gênants… d’une manière générale, Haïti est le coupable idéal. Par exemple, on consomme beaucoup de drogue en République dominicaine. La faute à qui ? Haïti, évidemment !

La majorité des institutions qui travaillent avec Haïti offrent de l’aide humanitaire et sont un peu paternalistes. Depuis quelque temps, le G8 demande à ce que l’île soit unifiée. Mais ça ne changera rien : si on fait ça, le problème va rester le même, ou empirer.

Quelle est la relation au travail des Haïtiens ?

La tendance prédominante actuellement sur le marché du travail dominicain, c’est l’entrée en crise du secteur agricole. Le travail des Haïtiens n’entre pas dans le cadre d’une concurrence déloyale aux Dominicains, mais dans celui d’une situation de vide : on a besoin de travailleurs. Et les Haïtiens veulent gagner plus qu’en Haïti. Même chose dans le secteur de la construction : les Haïtiens s’occupent des tâches les plus dures, les moins bien payées et les moins régulières. De toute évidence, peu de Dominicains ont été évincés pour ça. Plutôt qu’un phénomène de concurrence déloyale, il s’agit peut-être d’une tendance de déplacement à l’intérieur du marché du travail : les conditions de travail de certains secteurs se détériorent, et sont petit à petit occupés par des femmes ou des Haïtiens. Et les grèves sont rares en République dominicaine.

En Haïti, par contre, la survie passe par le travail. Les gens n’ont pas le choix ! C’est 60 % de travail informel et 10 % de formel.

http://mesjoursagites.over-blog.net/pages/Du_racisme_en_Republique_dominicaine_-985892.html

Une réflexion sur “ÊTRE NOIR EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

  1. Pourquoi ce chercheur ne révèle pas son identité et la période de cette recherche ?

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